JEANNE avait fait tout ce qu’il fallait faire. Han s’allongea près d’Annoa, bien serré contre elle, et posa leur fille sur eux deux, dans la vallée formée par la rencontre de leurs corps. En quelques minutes, ils s’endormirent tous les trois, rassemblés dans leur chaleur et leur bonheur.
Jeanne avait de la peine à se convaincre que le nouveau-né tout nu ne risquait pas de prendre froid, qu’aucun microbe ne pouvait l’assaillir, qu’il se trouvait aussi défendu, et même mieux, qu’un agneau d’un jour ou un petit chat d’une heure. C’était la nouvelle espèce humaine, qui n’avait pas besoin d’être blindée contre les agressions par des épaisseurs de vêtements, saine, naturelle, comme l’avaient été, peut-être, Adam et Ève. Bahanba n’avait-il fait que retrouver par hasard l’innocence et la puissance de la source ? Mais l’humanité était devenue une mer… Ou un marécage ? Jeanne cessa de se poser des questions, s’allongea à côté du père, de la mère et de l’enfant et, épuisée, s’endormit comme eux.
La lumière blanche s’était doucement éteinte. Tous les enfants dormaient, aussi fatigués qu’Annoa par la naissance de celle à qui elle avait donné un nom qui était le sien et celui de Han réunis : Hannao.
La lumière du jour revint à son heure. Quand Jeanne rouvrit les yeux, Roland était debout près d’elle et lui souriait. Il lui tendit les mains, elle les prit et il l’aida à se lever en la tirant vers lui. Il allait la serrer dans ses bras et elle allait se laisser faire, quand elle pensa tout à coup qu’elle devait être affreuse, ainsi surprise au réveil. Elle se détourna, lui échappa, et courut au ruisseau. Agenouillée, elle prit de l’eau dans ses mains, y plongea son visage, secoua la tête, passa ses doigts dans ses cheveux courts et revint vers Roland en riant. N’étant pas rentrée dans sa chambre elle n’avait pas pris ses tranquillisants et, curieusement, elle se sentait comme délivrée. Peut-être était-ce d’avoir dormi sur l’herbe, de s’être éclaboussée dans l’eau vive ou d’avoir aidé un enfant à venir au monde.
Ce fut seulement alors qu’elle pensa au nouveau-né. Elle prit à deux mains le bras de Roland, et pivota pour regarder autour d’elle. Elle découvrit Annoa assise au pied du tilleul. Elle tenait sa fille couchée dans son bras gauche, et de la main droite lui présentait son sein doré, gonflé, gourmand d’être mordu. La petite bouche savait. Les lèvres s’ouvrirent, la langue se creusa en canal autour de la pointe offerte, aspira, et la vie de la mère coula dans l’enfant.
Han arrivait avec des nourritures et des fleurs. La plupart des garçons et des filles dormaient encore. Quelques-uns s’étiraient ou bâillaient. Il y avait autour d’Annoa une petite cour étonnée, qui admirait d’un œil et se rendormait de l’autre. Un merle abruti de fatigue piétinait le gazon sans conviction, pour essayer d’en faire sortir un ver. Le chat siamois lui tomba dessus et l’emporta. De toutes les fleurs montaient les parfums humides du matin qui se mêlaient en cent remous, tièdes et frais, vivants. Jeanne les sentit pénétrer en elle comme des couleurs et des oiseaux. Pendant quelques secondes elle fut le jardin tout entier qui s’éveillait dans le bonheur.
— Ils n’ont plus besoin de toi, dit Roland. Viens…
Ils allèrent prendre sur la plage haute un vrai petit déjeuner à la parisienne, café-crème et croissants chauds, et Roland lui dit pourquoi il était venu la chercher :
— Nous allons nous réunir chez Bahanba, quelques biologistes et le docteur Lins. Je voudrais que tu viennes aussi. Ce sera en quelque sorte la fin de la réunion qui a été interrompue hier soir par Han. Nous avons besoin des conseils de Ba.
— Il peut encore en donner ?
— Il lui reste à peine la force de parler, mais il approche de la sagesse totale.